Miséricorde: Catholiques et protestants sur la même longueur d’onde

Etre miséricordieux signifie avoir son cœur près des pauvres, explique Hans-Christoph Askani. Pour le théologien luthérien, l’Année de la miséricorde voulue par le pape François a un impact pour les protestants aussi.

La miséricorde est-elle théologiquement identique pour tous les chrétiens? Quel écho de l’Année de la Miséricorde auprès du monde protestant? Interview du théologien luthérien Hans-Christoph Askani, originaire de Stuttgart. Il est professeur ordinaire de théologie systématique à l’Université de Genève et chargé de cours à l’Université de Fribourg.

Lorsque catholiques et protestants parlent de miséricorde, sont-ils sur la même longueur d’onde?

Hans-Christoph Askani: Lorsque j’entends – par exemple à Pâques– les discours des représentants religieux, que ce soit le président de la Conférence des évêques allemands, Mgr Marx, ou son homologue protestant, je ne vois aucune différence quand ils parlent de la nécessité de miséricorde dans notre monde. Il y a, en effet, un certain consensus: la miséricorde est un trait essentiel de l’existence chrétienne, et du Dieu auquel les chrétiens croient.

Il y aurait donc une définition commune de la miséricorde?

Entre théologiens, des approches diverses existent certainement, mais c’est probablement dû au fait de la difficulté à conceptualiser ou à écrire quelque chose que l’on comprend plutôt intuitivement. Lorsqu’un texte de la Bible évoque une action miséricordieuse, il n’y a pas besoin de l’expliquer. Tout le monde peut comprendre.

« La miséricorde commence dans la situation de décalage radical entre celui qui est dans la détresse et moi. »

Cependant, définir la miséricorde est moins évident: est-ce une attitude éthique, en quoi consiste-t-elle? Peut-on en faire un concept? Si nous partons du mot: « misercordia » en latin et « Barmherzigkeit » en allemand, nous avons quasiment la même configuration, avec d’un côté « cœur » et de l’autre « pauvres ». Etre miséricordieux pourrait signifier: avoir son cœur près des pauvres.

Comment le comprenez-vous?

Dans le langage biblique, le cœur représente, le centre de la personne, ce qui nous est le plus intérieur: la personnalité inéchangeable et incomparable. Ce centre intérieur est capable de s’ouvrir à l’extérieur: le cœur de l’homme, son engagement, son intérêt peut être près des pauvres.

Ainsi, la miséricorde commence dans la situation de décalage radical entre celui qui est dans la détresse et moi. C’est-à-dire qu’avant même d’avoir une réflexion éthique et de prendre une décision éthique, dans la miséricorde, je suis pris, je suis affecté, je suis engagé par l’autre. Elle n’est donc peut-être même pas une attitude éthique, ni une attitude tout court, mais une réaction face à une situation.

La miséricorde n’est donc pas une règle?

Non, mais s’il n’y avait pas de miséricorde dans le monde, il manquerait quelque chose de profondément humain dans les relations. Une ouverture radicale, ni déterminée par un profit personnel, ni par aucun autre calcul, ni par l’idée de la dignité de l’autre qui fait qu’il mériterait un tel ou tel comportement.

Pour certains, cette ouverture radicale ne s’appellera pas miséricorde…

On trouve des malentendus chez certains philosophes, comme Emmanuel Kant ou Friedrich Nietzsche. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche disait la chose suivante: « Vraiment, je ne les aime pas, ceux qui sont miséricordieux, ceux qui sont bienheureux dans leur compassion. Il leur manque quelque chose, il leur manque la pudeur. » Autrement dit, s’ils respectaient l’autre dans sa détresse, ils ne viendraient pas vers lui, le regardant d’en haut, car cela ne fait que confirmer l’autre dans sa « basse » situation.

« Celui qui exerce la miséricorde se laisse regarder, il se laisse concerner. »

Il y a là un profond malentendu de la part de Nietzsche. Il pense que la miséricorde est une attitude dans laquelle celui qui l’exerce regarde autrui d’en haut vers le bas. En vérité, celui qui exerce la miséricorde ne regarde pas, il se laisse regarder, il se laisse concerner. La miséricorde inclut effectivement un mouvement de descente vers autrui, mais de descente sans conscience. Nietzsche ne l’a pas vu, néanmoins il a su repérer un danger vers lequel le christianisme peut glisser, c’est-à-dire: le chrétien, avec son aide du prochain, peut se complaire dans son rôle et son attitude.

Et pour Emmanuel Kant?

Kant dit: « La miséricorde est une sorte de bienveillance qui s’intéresse à celui qui n’est pas digne » et il ajoute plus loin: « Cette attitude ne devrait pas exister entre êtres humains ». Pourquoi? Parce que, selon lui, dans la miséricorde j’admets l’autre dans sa situation de manque de dignité, au lieu d’exiger de lui de s’ériger dans une position de dignité et de saisir sa propre autonomie. Kant n’a pas vu que la miséricorde a sa spécificité dans le fait qu’autrui n’est pas perçu dans sa dignité, mais dans sa détresse, et que la détresse est aussi une catégorie fondamentale de l’être humain.

C’est-à-dire?

Quelqu’un qui agit dans le sens de la miséricorde ne peut pas faire autrement: c’est la détresse qui le pousse à agir, et il va mettre la question de la dignité de côté. Néanmoins, la position de Kant est philosophiquement intéressante, parce que, comme Nietzsche, il a identifié un danger dans l’attitude de la miséricorde, le danger de s’élever au-dessus d’autrui.

Que faut-il retenir de ces philosophes sur le thème de la miséricorde?

D’une part qu’il est très difficile d’expliquer théoriquement ce qu’intuitivement on a déjà compris. Et, d’autre part, qu’il y a, par rapport à diverses attitudes chrétiennes, le danger de la caricature. Cela vaut aussi pour la miséricorde.

Comment se comprend la miséricorde dans la tradition protestante?

Chez les théologiens protestants, la miséricorde joue un rôle important. Ce qui n’est pas étonnant puisque le témoignage biblique en parle souvent et concrètement. La question souvent posée est comment comprendre la miséricorde dans sa double orientation, en tant que rapport entre les êtres humains et en tant que rapport entre Dieu et les êtres humains. Dans son Petit Catéchisme, au sujet de la création, Luther disait ceci: « Je crois que Dieu m’a créé pour aucune autre raison que sa bonté paternelle et sa miséricorde ». Autrement dit, le fait que nous soyons sur terre est une conséquence de la miséricorde divine comprise comme un mouvement de Dieu qui se penche vers ce qui n’est pas à sa hauteur, pour le créer. Personnellement, dans la phrase de Luther, j’aurais plutôt attendu le terme « grâce » que « miséricorde » (Dieu a créé le monde par grâce), mais ce n’est pas ce qu’il a écrit.

Il y a donc une distinction entre grâce et miséricorde?

Une distinction proprement dite entre les deux termes n’est pas évidente. Si vous voulez, la miséricorde est toujours liée à une situation concrète de détresse. Elle saute aux yeux d’un être humain qui ne détourne pas son regard, et elle saute aux yeux de Dieu. Car Dieu aussi, beaucoup plus que les humains, ne détourne pas son regard de la détresse humaine. Le mot « grâce » a un sens plus général.

« L’homme qui se comporte vraiment bien, se comporte bien pour le bien. »

Selon la conception protestante, la « grâce » est le mot qui indique le plus précisément la relation entre Dieu et l’homme dans toute sa profondeur. Dans ce sens, tout ce que l’homme est devant Dieu, il l’est grâce à Dieu. C’est pour cela que l’homme ne peut pas entrer en négociation avec Dieu. Il lui est redevable en tout, d’abord de son existence même. Dans le rapport entre Dieu et l’homme, tout vient de Dieu, sinon Dieu n’est pas pris au sérieux.

A ce propos, on a souvent dit que si l’homme reçoit tout par pure grâce de Dieu, la responsabilité de ses actes serait réduite. Il n’y aurait plus aucune raison qu’il se comporte bien. C’est ridicule, car si l’homme se comporte bien, ce n’est pas pour gagner quelque chose. Dans le rapport à Dieu, nous ne sommes pas à l’école. L’homme qui se comporte vraiment bien, se comporte bien pour le bien.

Est-ce un comportement typiquement protestant?

Évidemment que non. En ce qui concerne la miséricorde comme expérience humaine d’être engagé par la détresse d’autrui, ou comme expérience que Dieu s’intéresse à notre détresse, il n’y a pas de grandes différences entre confessions chrétiennes. Mais dans la conception de la grâce et dans la contribution de l’être humain à son salut, oui. Toutefois, nous avons compris aujourd’hui mieux qu’autrefois que les différences ne sont pas si grandes. C’est ainsi qu’une Déclaration commune entre luthériens et catholiques sur la justification par la foi a pu être rédigée (en 1999, ndlr).

Comment résonne l’Année de la miséricorde pour les protestants?

Pour une majorité de protestants, une Année sainte ne veut pas dire grand-chose. Mais cela n’empêche pas que cette Année de la miséricorde ait un impact pour les protestants aussi. Le pape a mis en avant un aspect qui représente un très grand défi de notre époque. Nous vivons dans un monde tellement poussé par des valeurs excluant la faiblesse et mettant en avant le succès, le profit et la force, que nous avons besoin que quelqu’un nous rappelle la dimension d’une tout autre valeur, à contre-courant.

« Cette Année de la miséricorde a un impact pour les protestants aussi ! »

En tant que protestant, je dirais que ce n’est pas d’abord le pape, mais l’Evangile qui nous le rappelle. Que le pape le répète de façon très courageuse ne peut que faire du bien à toute la chrétienté. Ainsi, ce que dit le pape – et sa manière de vivre ce qu’il dit – ont un impact qui dépasse les frontières du catholicisme.

Pouvez-vous donner un exemple?

Un exemple frappant est l’attitude face aux réfugiés. Certains pays ont essayé de les accueillir, comme l’Allemagne en 2015. Mais j’ai l’impression que la politique a changé. Actuellement, l’Europe veut fermer les frontières. C’est exactement le contraire de la définition de la miséricorde. Dans ce sens, la prise de position du pape a une valeur symbolique très forte aussi bien pour les protestants que pour les catholiques.

La miséricorde peut-elle favoriser l’œcuménisme?

J’ai l’impression qu’une attitude commune des Eglises par rapport à la miséricorde va de soi. Il n’y a pas besoin d’élaborer un consensus. Avant toute théorie, nous sommes dans une expérience commune. Et une telle expérience fait en effet du bien à l’œcuménisme. (cath.ch-apic/gr)